Chroniques anachroniques - Héritage : que je t’aime, que je t’aime !

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

La presse people et l’intrusion médiatique font leurs choux gras de la succession qui s’annonce tumultueuse de feu Johnny Hallyday. L’ouverture du testament a réservé quelques surprises puisque les aînés du rocker se trouvent déshérités et décident d’ester en justice pour contester, ni plus ni moins, la validité du testament paternel.

Les hommes ne changent pas ! Au milieu du IVe s. av. J.-C., le célèbre orateur Démosthène prend la défense du trapezitès (banquier) Phormion contre son beau-fils Apollodore qui l’accuse de détourner la fortune de son père Pasion.

τοσαῦτα τοίνυν, ὦ ἄνδρες Ἀθηναῖοι, Φορμίων χρήσιμος γεγονὼς καὶ τῇ πόλει καὶ πολλοῖς ὑμῶν, καὶ οὐδέν᾽ οὔτ᾽ ἰδίᾳ οὔτε δημοσίᾳ κακὸν οὐδὲν εἰργασμένος, οὐδ᾽ ἀδικῶν Ἀπολλόδωρον τουτονί, δεῖται καὶ ἱκετεύει καὶ ἀξιοῖ σωθῆναι, καὶ ἡμεῖς συνδεόμεθ᾽ οἱ ἐπιτήδειοι ταῦθ᾽ ὑμῶν. ἐκεῖνο δ᾽ ὑμᾶς ἀκοῦσαι δεῖ. τοσαῦτα γάρ, ὦ ἄνδρες Ἀθηναῖοι, χρήμαθ᾽ ὑμῖν ἀνεγνώσθη προσηυπορηκώς, ὅσ᾽ οὔθ᾽ οὗτος οὔτ᾽ ἄλλος οὐδεὶς κέκτηται. πίστις μέντοι Φορμίωνι παρὰ τοῖς εἰδόσι καὶ τοσούτων καὶ πολλῷ πλειόνων χρημάτων, δι᾽ ἧς καὶ αὐτὸς αὑτῷ καὶ ὑμῖν χρήσιμός ἐστιν. ἃ μὴ προῆσθε, μηδ᾽ ἐπιτρέψητ᾽ ἀνατρέψαι τῷ μιαρῷ τούτῳ ἀνθρώπῳ, μηδὲ ποιήσητ᾽ αἰσχρὸν παράδειγμα, ὡς τὰ τῶν ἐργαζομένων καὶ μετρίως ἐθελόντων ζῆν τοῖς βδελυροῖς καὶ συκοφάνταις ὑπάρχει παρ᾽ ὑμῶν λαβεῖν: πολὺ γὰρ χρησιμώτερ᾽ ὑμῖν παρὰ τῷδ᾽ ὄνθ᾽ ὑπάρχει. ὁρᾶτε γὰρ αὐτοὶ καὶ ἀκούετε τῶν μαρτύρων, οἷον ἑαυτὸν τοῖς δεηθεῖσι παρέχει. καὶ τούτων οὐδὲν εἵνεκα τοῦ λυσιτελοῦντος εἰς χρήματα πεποίηκεν, ἀλλὰ φιλανθρωπίᾳ καὶ τρόπου ἐπιεικείᾳ. οὔκουν ἄξιον, ὦ ἄνδρες Ἀθηναῖοι, τὸν τοιοῦτον ἄνδρα προέσθαι τούτῳ, οὐδὲ τηνικαῦτ᾽ ἐλεεῖν ὅτ᾽ οὐδὲν ἔσται τούτῳ πλέον, ἀλλὰ νῦν ὅτε κύριοι καθέστατε σῷσαι: οὐ γὰρ ἔγωγ᾽ ὁρῶ καιρὸν ἐν τίνι ἂν μᾶλλον βοηθήσειέ τις αὐτῷ. τὰ μὲν οὖν πόλλ᾽ ὧν Ἀπολλόδωρος ἐρεῖ, νομίζετ᾽ εἶναι λόγον καὶ συκοφαντίας, κελεύετε δ᾽ αὐτὸν ἐπιδεῖξαι, ἢ ὡς οὐ διέθετο ταῦθ᾽ ὁ πατήρ, ἢ ὡς ἔστιν τις ἄλλη μίσθωσις πλὴν ἧς ἡμεῖς δείκνυμεν, ἢ ὡς οὐκ ἀφῆκεν αὐτὸν διαλογισάμενος τῶν ἐγκλημάτων ἁπάντων, ἃ ἔγνω θ᾽ ὁ κηδεστὴς ὁ τούτου καὶ οὗτος αὐτὸς συνεχώρησεν, ἢ ὡς διδόασιν οἱ νόμοι δικάζεσθαι τῶν οὕτω πραχθέντων, ἢ τῶν τοιούτων τι δεικνύναι. ἐὰν δ᾽ ἀπορῶν αἰτίας καὶ βλασφημίας λέγῃ καὶ κακολογῇ, μὴ προσέχετε τὸν νοῦν, μηδ᾽ ὑμᾶς ἡ τούτου κραυγὴ καὶ ἀναίδει᾽ ἐξαπατήσῃ, ἀλλὰ φυλάττετε καὶ μέμνησθ᾽ ὅσ᾽ ἡμῶν ἀκηκόατε. κἂν ταῦτα ποιῆτε, αὐτοί τ᾽ εὐορκήσετε καὶ τοῦτον δικαίως σώσετε, ἄξιον ὄντα νὴ τὸν Δία καὶ θεοὺς ἅπαντας.

Vous voyez, Athéniens, tout ce que Phormion a fait pour la cité et pour beaucoup d’entre vous ; personne n’a rien à lui reprocher, ni dans le public, ni dans le privé ; et lui, qui n’a fait aucun tort non plus à Apollodore, il vous prie et vous supplie de lui accorder son salut ; et nous, ses amis, nous joignons nos prières aux siennes. Il faut vous dire encore une chose. D’après les chiffres qu’on vous a lus, il aurait une fortune comme ni lui ni personne n’en possède. Mais, en fait, le crédit de Phormion auprès de ceux qui le connaissent vaut bien cela, il vaut même beaucoup plus : c’est ce crédit qui lui permet de servir vos intérêts comme les siens. Ne sacrifiez pas cette fortune-là, ne laissez pas ce misérable la ruiner, ne donnez pas un triste exemple qui ferait croire que les biens des gens laborieux et rangés sont à la discrétion des viveurs et des sycophantes qui peuvent se les faire adjuger par vous. Ces biens, entre les mains de Phormion, vous profitent beaucoup plus : vous savez par vous-mêmes, et vous avez entendu dire aux témoins, combien il est serviable pour ceux qui recourent à lui. Et, en cela, ce n’est point l’intérêt de sa fortune qui le fait agir, mais sa générosité et sa bonté naturelles. Ne sacrifiez donc pas un tel homme, Athéniens, à son adversaire ; n’attendez pas, pour le plaindre, qu’il n’ait plus rien à y gagner : soyez pitoyables, alors que son salut est entre vos mains ; il semble que c’est le moment ou jamais de l’assister. Quant aux raisons qu’invoquera Apollodore, dites-vous que, pour l’essentiel, ce ne sont que racontars et calomnies ; ordonnez-lui d’établir ou que son père n’a pas testé comme je l’ai dit ; ou qu’il y a un autre constat de location que celui que j’ai produit ; ou qu’il n’a pas donné décharge entière à Phormion après règlement de comptes et suivant la sentence de son beau-père acceptée par lui ; ou que les lois accordent une action et autorisent la preuve dans un cas semblable. Et si, en désespoir de cause, il se répand en accusations diffamatoires, n’ayez nul égard à ses injures, ne vous laissez pas imposer par ses éclats de voix et son effronterie ; soyez en garde, et retenez bien ce que vous avez appris de nous. En agissant ainsi, vous respecterez votre serment et la justice, et vous sauverez Phormion : il mérite, j’en atteste Zeus et tous les dieux.

Démosthène, Pour Phormion, 57-61

Texte établi et traduit par Louis Gernet, Paris Les Belles Lettres 2002

Ce procès n’est pas simplement une anecdote, mais renseigne également sur les statuts sociaux (esclaves, métèques, affranchis, citoyens), sur la place de la femme, la transmission des biens et le fonctionnement de la justice. Rappel des faits : né esclave, Phormion avait travaillé au service du célèbre banquier Pasion, lui-même d’origine servile, avant d’obtenir la citoyenneté athénienne. Ce dernier, à sa mort en 370 av. J.-C., laissait une veuve, Archippè, deux fils, l’aîné Apollodore, âgé de 24 ans, et Pasiclès, âgé de 10 ans et des affaires prospères, id est une banque et une fabrique de boucliers. La banque fut confiée à Phormion qui devait remettre aux deux frères les revenus obtenus de sa gestion, avant d’échoir à Pasiclès, tandis que Apollodore choisit la fabrique (outre la maison qu’il reçut à titre de presbeia, privilège d’aîné !). Mais une autre succession entrait en jeu, celle d’Archippè qui mourut à son tour, dont les biens, dot et bijoux, estimés à 22000 drachmes, furent équitablement partagés entre les deux fils qu’elle avait eus de Pasion (Apollodore et Pasiclès), mais aussi les deux qu’elle avait eus de Phormion. Car Pasion avait stipulé dans son testament que Phormion devenait le kurios d’Archippè, conformément au statut d’éternelle mineure de la femme grecque. C’est aussi dans ce contexte de remariage que Phormion est accusé d’avoir détourné le patrimoine initial. L’intérêt de cette affaire est d’illustrer comment les filles ne faisaient que transmettre le montant de leur dot à leurs enfants. Dans les cas de remariage, le règlement de succession pouvait être source de conflits, tout autant si le possesseur d’un bien mourait sans héritier direct ou sans avoir fait de testament. L’Antiquité, grecque et surtout romaine, a eu beaucoup recours à la pratique de l’adoption, prétexte supplémentaire de contestation. Décidément, le droit créé autant qu’il résout la chicane !

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