Chroniques anachroniques – Quand la mélanine s’en mêle !

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À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

Le 10 mai dernier est diffusé, sur Netflix, le documentaire américain, La Reine Cléopâtre, qui a suscité de nombreuses réactions : en effet, Cléopâtre y est jouée par une actrice noire, ce que contestent certaines personnalités, notamment l’ancien ministre égyptien du tourisme et des Antiquités, Zahi Hawass, qui fait valoir les origines macédoniennes de la reine (elle descendait de Ptolémée, général d’Alexandre le Grand) et ses représentations contemporaines, où elle avait la peau claire. Les réflexions sur la couleur de peau et ses enjeux existaient déjà, notamment en corrélation avec la question du maquillage.

ἐντεῦθεν δὴ λέγει ὁ Ἰσχόμαχος: ἐγὼ τοίνυν, ἔφη, ἰδών ποτε αὐτήν, ὦ Σώκρατες, ἐντετριμμένην πολλῷ μὲν ψιμυθίῳ, ὅπως λευκοτέρα ἔτι δοκοίη εἶναι ἢ ἦν, πολλῇ δ' ἐγχούσῃ, ὅπως ἐρυθροτέρα φαίνοιτο τῆς ἀληθείας, ὑποδήματα δ' ἔχουσαν ὑψηλά, ὅπως μείζων δοκοίη εἶναι ἢ ἐπεφύκει, εἰπέ μοι, ἔφην, ὦ γύναι, ποτέρως ἄν με κρίναις ἀξιοφίλητον μᾶλλον εἶναι χρημάτων κοινωνόν, εἴ σοι αὐτὰ τὰ ὄντα ἀποδεικνύοιμι, καὶ μήτε κομπάζοιμι ὡς πλείω τῶν ὄντων ἔστι μοι, μήτε ἀποκρυπτοίμην τι τῶν ὄντων μηδέν, ἢ εἰ πειρῴμην σε ἐξαπατᾶν λέγων τε ὡς πλείω ἔστι μοι τῶν ὄντων, ἐπιδεικνύς τε ἀργύριον κίβδηλον (δηλοίην σε) καὶ ὅρμους ὑποξύλους καὶ πορφυρίδας ἐξιτήλους φαίην ἀληθινὰς εἶναι;  καὶ ὑπολαβοῦσα εὐθύς, εὐφήμει, ἔφη: μὴ γένοιο σὺ τοιοῦτος: οὐ γὰρ ἂν ἔγωγέ σε δυναίμην, εἰ τοιοῦτος εἴης, ἀσπάσασθαι ἐκ τῆς ψυχῆς. οὐκοῦν, ἔφην ἐγώ, συνεληλύθαμεν, ὦ γύναι, ὡς καὶ τῶν σωμάτων κοινωνήσοντες ἀλλήλοις; φασὶ γοῦν, ἔφη, οἱ ἄνθρωποι. ποτέρως ἂν οὖν, ἔφην ἐγώ, τοῦ σώματος αὖ δοκοίην εἶναι ἀξιοφίλητος μᾶλλον κοινωνός, εἴ σοι τὸ σῶμα πειρῴμην παρέχειν τὸ ἐμαυτοῦ ἐπιμελόμενος ὅπως ὑγιαῖνόν τε καὶ ἐρρωμένον ἔσται, καὶ διὰ ταῦτα τῷ ὄντι εὔχρως σοι ἔσομαι, ἢ εἴ σοι μίλτῳ ἀλειφόμενος καὶ τοὺς ὀφθαλμοὺς ὑπαλειφόμενος ἀνδρεικέλῳ ἐπιδεικνύοιμί τε ἐμαυτὸν καὶ συνείην ἐξαπατῶν σε καὶ παρέχων ὁρᾶν καὶ ἅπτεσθαι μίλτου ἀντὶ τοῦ ἐμαυτοῦ χρωτός;  ἐγὼ μέν, ἔφη ἐκείνη, οὔτ' ἂν μίλτου ἁπτοίμην ἥδιον ἢ σοῦ οὔτ' ἂν ἀνδρεικέλου χρῶμα ὁρῴην ἥδιον ἢ τὸ σὸν οὔτ' ἂν τοὺς ὀφθαλμοὺς ὑπαληλιμμένους ἥδιον ὁρῴην τοὺς σοὺς ἢ ὑγιαίνοντας.  καὶ ἐμὲ τοίνυν νόμιζε, εἰπεῖν ἔφη ὁ Ἰσχόμαχος, ὦ γύναι, μήτε ψιμυθίου μήτε ἐγχούσης χρώματι ἥδεσθαι μᾶλλον ἢ τῷ σῷ, ἀλλ' ὥσπερ οἱ θεοὶ ἐποίησαν ἵπποις μὲν ἵππους, βουσὶ δὲ βοῦς ἥδιστον, προβάτοις δὲ πρόβατα, οὕτω καὶ οἱ ἄνθρωποι ἀνθρώπου σῶμα καθαρὸν οἴονται ἥδιστον εἶναι:

Alors Ischomaque réplique : « Eh bien, je l’aie vue un jour toute fardée de céruse pour avoir le teint encore plus clair que nature, toute fardée d’orcanète pour paraître plus rose qu’elle n’était en réalité, avec de hauts souliers pour avoir l’air plus grande qu’elle n’était naturellement. « Dis-moi, ma femme, lui dis-je, dans l’association de nos biens, te paraîtrais-je mériter davantage ton amour si je te montrais ce que j’ai tel quel, sans me vanter d’en posséder plus que je n’en possède, sans rien t’en cacher non plus, ou si j’essayais de te tromper en te disant que j’ai plus de bien que je n’en possède, et si je te jouais en te montrant de l’argent de mauvais aloi et des colliers de bois doré, enfin si je te faisais passer pour étoffes de pourpre véritable des tissus de mauvais teint ? »
Elle réplique vivement :
« Tais-toi donc, je souhaite que tu n’agisses jamais ainsi ; pour moi, je serais bien incapable, si tu avais une telle conduite, de te chérir de tout mon cœur. »
« Eh bien, ma femme, dis-je, ne nous sommes-nous pas mariés pour faire aussi une association de nos corps ? »
« C’est du moins ce qu’on dit, répond-elle ».
« Or, dis-je dans cette association de nos corps, penserais-je mériter davantage ton amour si je tentais de t’apporter un corps que mes soins ont rendu sain et vigoureux et si par là tu me vois avec un bon teint véritable ou si je m’enduisais de vermillon ou me fardais sous les yeux avec de l’incarnat pour me montrer à toi et te prendre dans mes bras, en te trompant, en offrant à tes yeux et à tes caresses du vermillon au lieu de ma peau avec son teint naturel ? »
« Pour moi, répond-elle, j’aimerais bien mieux me serrer contre toi que contre du vermillon, voir ton teint plutôt que de l’incarnat, voir dans tes yeux l’éclat de la santé plutôt que le fard qui les soulignerait. »
« Eh bien, moi aussi, crois-le, ma femme, dit Ischomaque, je ne trouve pas plus d’agrément dans la céruse ou l’orcanète que dans ton propre teint : les dieux ont fait les chevaux la chose la plus agréable du monde pour les chevaux, les bestiaux pour les bestiaux, les moutons pour les moutons, de même les hommes ne trouvent rien de plus agréable que le corps de l’homme sans aucun artifice. »

Xénophon, Économique, X, 2-7,
texte établi et traduit par P. Chantraine,
Paris, Les Belles Lettres, 2019

Si certains (comme Benjamin Isaac) ont postulé un « proto-racisme » antique (c’est-à-dire un racisme conceptualisé fondé sur une argumentation d’allure scientifique qui se veut démonstrative), il ne semble pas que la couleur de peau ait cristallisé la différence avec l’autre, cette dernière passant plutôt par le statut politique (citoyen/étranger) ou culturel et linguistique (nous/les Barbares). Dans le cas de ces personnages iconiques, il s’agit surtout de s’approprier une figure étrangère et de s’y identifier, ou de l’identifier à soi. Voilà pourquoi les protestions des Égyptiens quant à la représentation de Cléopâtre sont motivées par le sentiment d’être dépouillés de leur identité culturelle. Un humoriste égyptien a même dénoncé la volonté jusqu’au-boutiste de certains de réécrire l’histoire et de tirer à eux la couverture ! Une plainte a également été déposée en Égypte pour bloquer la diffusion du documentaire soupçonné de viser à déformer et effacer l’identité égyptienne. Bref, les susceptibilités renchérissent sur les spéculations. La sulfureuse Cléopâtre ressemblait-elle plus à une Égyptienne actuelle, à l’actrice du documentaire contesté ou bien à la célèbre Liz Taylor d’Hollywood, qui en est l’incarnation la plus connue ? Quelle que soit l’actrice choisie pour incarner Cléopâtre, cette décision relève d’une projection contemporaine et d’un fantasme politique. Comme souvent, l’histoire parle autant de l’historien que l’objet historié. La polémique avait déjà fait fureur autour de la couleur de peau du Christ (blanc, brun, noir…ou olivâtre !) qui est conditionnée par des siècles de codes iconographiques. Que l’on pense enfin à la « Venus noire » (Grace Bumbry) ou à la « Callas noire » (Shirley Verrett) qui ont tenu, sans problème de vraisemblance, des héroïnes blanches de Mozart (malgré quelques cocasseries de texte !).Quant à vous, n’hésitez pas à changer de peau cet été. L’essentiel est de rester soi-même !

Christelle Laizé et Philippe Guisard

 

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