Grand écart – Cassandre et le GIEC

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Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

La fille de Priam, sous l’emprise du dieu, ne voulait plus rester dans sa demeure : elle brise les verrous et court comme une génisse affolée qui s’élance, frappée par le dard d’un taon bourreau des bœufs (…) ; ainsi la jeune fille , égarée par la piqûre du trait prophétique, secouait dans son ardeur le laurier sacré et mugissait par toute la ville... [Elle est ensuite comparée à une bacchante :] Se déchirant la chevelure et la poitrine elle s’écriait d’une voix égarée : « O misérables, quelle folie funeste vous a fait conduire ici ce cheval monstrueux, en vous hâtant vers la nuit éternelle, le terme de la guerre et le sommeil sans réveil ?1

Cette jeune fille qui prédit aux imprudents Troyens leur anéantissement, c’est Cassandre, telle que la dépeint Tryphiodore, au IVe siècle après J-C., dans son épopée intitulée La prise d’Ilion. Le poète égyptien reprend dans ce texte tardif la langue et l’écriture de son modèle homérique : on en a un bon exemple ici, où les comparaisons épiques et autres métaphores s’accumulent pour suggérer, chez la possédée d’Apollon, une sauvagerie tout animale – mais c’est bien la voix du dieu qui sort de sa bouche véridique : « Malheur à toi, cité paternelle, tu ne seras plus bientôt que cendre légère2... »

Ce don prophétique n’apparaît pas vraiment chez Homère3, mais il se trouvera systématiquement mentionné et exploité par la suite, à partir de l’Agamemnon d’Eschyle. Les poètes ne manqueront pas alors de rappeler la malédiction d’Apollon qui l’accompagne et voue Cassandre à prédire la vérité sans être jamais crue4. Si sur le plan mythique il s’agit d’un châtiment divin, comment expliquer, sur le plan humain, cette incrédulité des mortels ? La réponse est simple : Cassandre n’annonce que des malheurs. C’est d’ailleurs ce trait, implicite chez les poètes antiques, qu’a surtout retenu la postérité. Or qui prédit des catastrophes provoque deux réactions chez son auditoire : d’abord l’hostilité, comme si le devin était responsable des événements qu’il prédit, puis l’incrédulité, qui procède du refus d’envisager ce funeste avenir. Pour prendre un exemple nettement moins tragique, l’humoriste Jerome K. Jerome oppose ainsi, dans le domaine des spéculations sur le temps qu’il fera, la bienveillance dont jouit le prophète de bon augure à la réaction beaucoup moins amène suscitée par des prévisions alarmistes :  Envers l’individu qui nous prophétise du mauvais temps, au contraire, nous n’entretenons que des sentiments d’amertume vengeresse. (…) Stupide vieux crétin, murmurons-nous. Qu’est-ce qu’il y connaît ?5  Il n’en va pas autrement, l’emphase épique en plus, de la très violente réaction de Priam aux avertissements de sa fille éperdue :

Prophétesse de malheur, quel mauvais génie te pousse ? Chienne impudente, c’est en vain que tu aboies pour nous faire reculer. Ton esprit n’est pas encore épuisé par sa rage maladive ? Tu n’en a pas assez de tes outrances radoteuses ?(…) Fille insolente, qui viens devant mon palais pour vaticiner des mensonges6

Si Priam se met en colère plutôt que d’accorder à Cassandre l’attention qu’elle mérite, c’est parce que son message lui est tout simplement insupportable : la réaction affective vient occulter toute autre considération…

*

Le groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) n’a a priori rien à voir avec Cassandre : il s’agit d’un ensemble de savants dont les froides analyses, exploitant des mesures à long terme, paraissent à l’opposé des transes apolliniennes de la fille de Priam. Cependant un point commun les relie : comme Cassandre, les climatologues nous annoncent un avenir des plus sombres, et comme les Troyens nous ne sommes pas prêts à prendre en compte leurs prévisions désastreuses, même si notre déni prend des formes plus diverses… Si Cassandre suscite, on l’a vu, la colère de Priam, il est évidemment plus difficile d’invectiver un groupe d’experts dont la compétence n’est guère attaquable ; mais que son message soit relayé par une adolescente suédoise qui cumule les torts d’être femme, très jeune, et moins instruite que les intellectuels médiatiques, ceux-ci ont tôt fait de se transformer en inquisiteurs pour dresser le procès de Jeanne d’Arc7… L’attaque personnelle présente évidemment cet avantage d’éluder le fond du message.

Les prévisions du GIEC se heurtent à d’autres formes de déni, qui vont du négativisme affiché (favorisé sur les réseaux sociaux par le triomphe de l’opinion sur l’exigence de vérité) à des stratégies plus insidieuses, et parfois même inconscientes. Les recherches scientifiques récentes confirment ce dont on pouvait déjà se douter : notre cerveau développe des biais cognitifs nous permettant de privilégier les informations qui confortent notre vision du monde et de rejeter celles qui contrecarrent notre besoin perpétuel d’optimisme8. Les avertissements des climatologues, malgré tous les phénomènes naturels qui viennent les corroborer sous nos yeux, sont ainsi repoussés à l’arrière-plan de nos préoccupations immédiates. En août dernier le PDG de Total répondait à Jean Jouzel : « je respecte l’opinion des scientifiques, le problème c’est qu’il y a la vie réelle... » – comme si la fonte de la banquise et les milliers d’hectares de forêt qui partent en fumée chaque été étaient moins réels que notre appétit de consommation. Que cette déclaration soit l’effet d’une maladresse ou d’une provocation calculée, elle nous renvoie aussi à nos propres contradictions et à notre hiérarchisation des faits, dès qu’il s’agit de remettre en cause nos comportements.

Nous touchons là à un autre aspect qui explique le refus des prédictions de Cassandre. On pourrait penser que sa connaissance de l’avenir la pousse au fatalisme – et c’est bien cette attitude qui semble l’emporter chez Eschyle, devant l’imminence de l’assassinat d’Agamemnon et de sa propre mort9. Mais il n’en va pas toujours de même : dans la conception grecque de l’avenir il existe en effet une sorte de tension permanente entre l’idée d’un destin fixé d’avance et la volonté d’agir sur lui10. Ainsi dans l’Andromaque d’Euripide, le chœur évoque les vaines tentatives de Cassandre pour que les Troyens éliminent Pâris à sa naissance et sauvent ainsi leur cité11. Il en va de même dans La Prise d’Ilion : on y voit la prophétesse implorer en vain ses congénères de détruire le cheval qui va les perdre, en remettant à plus tard les réjouissances de la victoire. Mais Priam ne veut pas l’entendre :

« Disparais. Ce qui nous occupe, ce sont les danses et les festins. Car dans les murs de Troie il n’y a plus de place pour la crainte, et nous n’avons plus besoin de ta voix de devineresse12. »

Les désirs immédiats des Troyens l’emportent sur les exhortations de la sibylle qui, tout en connaissant le destin de la ville, s’employait pourtant à le détourner…

De même, si nous n’ajoutons pas vraiment foi aux avertissements du GIEC, c’est qu’ils impliquent un changement de comportement, une conversion écologique qui pourrait toucher au confort de notre vie quotidienne. Les reproches qu’on adresse au groupe d’experts se révèlent d’ailleurs contradictoires : tantôt on l’accuse de désespérer les populations par ses injonctions trop radicales, tantôt de proposer des mesures d’accompagnement qui, ressortissant au domaine politique ou social, outrepassent sa vocation scientifique13

Il en coûte d’écouter Cassandre. Mais, quand on regrette de ne l’avoir pas fait, c’est déjà trop tard. Face aux rapports toujours plus alarmants du GIEC, nous sommes partagés, un peu comme les Grecs, entre fatalisme, volonté molle d’éviter le pire, et les attraits d’une insouciance dilatoire. C’est sur le mode de l’irréel du passé, chez Euripide, que le chœur d’Andromaque évoque l’hypothèse où ses congénères eussent écouté la voix prophétique :  jamais les Troyennes n’auraient subi le joug de la servitude… Espérons que, chez les prochaines générations, le futur sera encore en usage.

J-P P.

 


1 Tryphiodore, La prise d’Ilion, vers 358-361, 365-366, 374-378

2 vers 395-396

3 cf. Danielle Jouanna, Comment connaître l’avenir pour un Grec ancien, Les Belles Lettres 2023 (p.117-120)

4 cf. Eschyle, Agamemnon 1212 ; Virgile, Énéide II, 246-247 ; Tryphiodore, La prise d’Ilion, 417-418 etc.

5 Jerome K. Jerome, Trois hommes dans un bateau.

6 Tryphiodore, La prise d’Ilion, vers 420-424 et 433-434.

7 Il faut voir le blog de Michel Onfray du 23 juillet 2019, intitulé Greta la science, d’une violence hallucinante (et hallucinée), où il s’en prend à Greta Thunberg, en commençant par son physique. Remettant en cause son humanité, il l’assimile, entre autres, à un produit manufacturé :  « À qui profite ce crime ? La réponse se trouve probablement dans un des dossiers du GIEC, la bible de cette pensée siliconée. »

8 cf. Le documentaire d’Arte : « Climat : mon cerveau fait l’autruche ».

9 cf. vers 1299 : « Impossible d’échapper à mon sort, non, étrangers, le temps n’y fera rien. »

10 Les deux expressions en italique sont empruntées à Danielle Jouanna op. cit. dans sa conclusion.

11 cf. Euripide, Andromaque, vers 296-300.

12 La prise d’Ilion, vers 436-438.

13 C’est le point de vue que développait la journaliste Julie Graziani dans l’émission 28 minutes du 3 novembre 2023.

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